Trop éthique pour être au net ?

II - Internet et humanitaire : une double utopie universaliste



   



Le fait qu'autrui puisse compatir à la souffrance de l'autre est le grand événement
humain, le grand événement ontologique. On n'a pas fini de s'étonner de cela : c'est
un signe de la folie humaine, inconnue des animaux.

Emmanuel Lévinas


L'humanitaire s'est construit historiquement autour du paradigme d'un monde " global " et transparent, où toute situation de détresse en quelque point de la planète, rendue visible en temps réel par la grâce des media, devenait l'affaire de tous. De la même façon, le mythe des valeurs fondatrices d'Internet repose sur la vocation universaliste du réseau, mettant généreusement à la disposition du plus grand nombre son potentiel d'information et d'inter-réactions infinies. Nous essaierons de voir comment ces deux utopies s'épaulent l'une l'autre, et comment la logique politique dans un cas, économique dans l'autre, les malmènent pourtant... Au delà des volontés proclamées, nous tenterons de voir quels acteurs se revendiquent de l'humanitaire sur Internet, de défricher les nouvelles pratiques et leurs implications possibles sur l'avenir des ONG.


A. Le mythe de la solidarité mondiale

De cette régie planétaire, les nouveaux dieux que nous
sommes contempleraient un monde dont chaque soubresaut
serait scruté en temps réel, dont les bouleversements
s'afficheraient instantanément sur nos écrans, produisant
ipso facto une conscience mondiale.
Rony Brauman

1. Sauvons le village planétaire

L'IRRESISTIBLE ASCENSION DE L'HUMANITAIRE

L'antique solidarité villageoise avec ses témoignages personnels de sympathie est bien loin, renvoyée à un passé forclos... Certes, Internet n'est qu'une étape dans le processus qui a conduit du temps où les nobles dames avaient " leurs " pauvres à l'ère moderne de la solidarité mondiale, où chacun peut offrir aide et assistance à des gens fort éloignés, qu'il ne connaît pas et ne rencontra jamais.

Bien avant l'invention de la toile, les associations caritatives ou humanitaires ont développé leurs actions, souvent à l'échelle de la planète, augmentant parallèlement leur base de donateurs et le nombre de personnes bénéficiant de leurs subsides.

Avec la guerre du Biafra (1967-1969), l'humanitaire est entré dans sa phase " moderne " : pour la première fois les opinions publiques occidentales étaient prises à témoin, générant un mouvement de théatralisation de la détresse, sur fond de culpabilisation de l'occident : " Ne faites pas semblant de ne pas reconnaître cette personne qui ne fait rien pour la Bosnie ", proclamait une affiche-miroir apposée sur les murs de Paris en 1993.

Rony Brauman, ancien président de Médecins sans Frontières, a très bien analysé comment le triangle formé par les medias, les associations humanitaires et les opinions publiques a progressivement construit une nouvelle dramaturgie mondiale reposant sur le spectacle de la détresse et de son apaisement, et laissant peu de place à la réalité du quotidien, aux explications des causes profondes, aux différences culturelles.

Cette dramaturgie a ses codes (le couple victime innocente - secouriste désintéressé), ses simplifications abusives, et ses oublis sélectifs (les Kurdes réprimés par Saddam Hussein n'ont par exemple eut droit aux faveurs télévisuelles que lorsque le dictateur irakien est devenu un " ennemi officiel " de l'Occident...).

UN PROTOCOLE COMPASSIONNEL

Elle repose sur un " protocole compassionnel ", fondé sur l'urgence et le devoir d'assistance à personne en danger. Or, dit Brauman, " à s'en tenir exclusivement au visible, c'est-à-dire à la détresse, les ONG seraient entrées dans la logique de l'arbitraire et de la violence pour en devenir tout à la fois les publicitaires et les assistantes sociales ". Il montre comment les ONG se sont maintes fois laissées manipuler (notamment lors de la famine au Mozambique en 1989) par les pouvoirs politiques instrumentalisant l'émotion suscitée à l'ouest par l'image de cohortes faméliques. Il rappelle enfin que l'urgence est " une notion fondamentalement apolitique en ce qu'elle abolit les médiations. Et parce que les intentions et les symboles, en l'espèce et contrairement au politique, sont mises au même plan que les effets de l'action, [les ONG] s'estiment trop souvent exonérées de toute obligation de résultats : elles font, elles, quelque chose pour la Bosnie, pour le Rwanda, contre le sida, contre la faim " .

Le principal reproche que l'on puisse adresser à l'action humanitaire et à son traitement par les médias est donc de mettre entre parenthèses les causes profondes, peu propices au consensus qui déclenchera les mouvements de soutien et les dons aux ONG. Comme le résume crûment Alain Finkielkraut, " C'est au nom de l'idéologie que l'on refusait hier d'être dupe de la souffrance. C'est adossé à la souffrance, et avec toute la misère du monde à portée de vue, qu'on refuse désormais d'être dupe de l'idéologie. Ainsi va la crédulité des incrédules ".

LA SOUFFRANCE A DISTANCE

En un sens, l'Internet n'est que l'approfondissement du processus de dévoilement amorcé par la télévision, et ne fait qu'accentuer ce que Luc Boltanski appelle " la souffrance à distance " : la surinformation sur les souffrances dont sont victimes les hommes en tous points de la planète. La présence humanitaire sur le web reproduit - à de rares exceptions près - la théatralisation de la détresse, un mode de communication fondée sur l'urgence et la " victimisation " des personnes à secourir. Dans son livre " les médias et l'indifférence " , Jacques Gonnet montre quelles " blessures " l'information sur la misère provoque chez le spectateur, son désarroi quant au sens à donner à ce qu'il voit, sa culpabilisation, . " Nous avons la certitude que l'information change tout, qu'il faut être informé pour bien gérer sa vie, mais le spectacle du monde qui nous est donné à voir ne dépend jamais de nous... ".

Dans ce contexte, Internet permet pour la première fois non d'être informé - c'est ce que font la presse ou la télévision - mais de pouvoir réagir immédiatement aux malheurs qui frappent nos semblables en quelque point de la planète, par des dons, des pétitions, ou même par la simple possibilité de témoigner. Il constitue en quelque sorte l'aboutissement d'une révolution amorcée dans les années 70, qui virent la montée en puissance progressive du rôle des individus et des groupements, au moment même où les idéologies et les souverainetés nationales s'affaiblissaient parallèlement, sous les coups de boutoir de la mondialisation des échanges et des flux technologiques. Présenté comme un outil pragmatique par ses laudateurs technophiles, il n'existe pourtant que dans un contexte économique et politique, et ne dispense absolument pas les spectateurs-internautes d'un effort de décryptage portant sur la nature du message, les intentions de l'émetteur, le sens des images.

2. Les leurres de la " société de l'information "

LE PARADIGME DE LA COMMUNICATION LIBERATRICE

Comme l'a très bien montré Armand Mattelart , le paradigme qui a présidé à la construction de la communication moderne et spécifiquement de l'Internet fut, après la seconde guerre mondiale, la croyance en une ère nouvelle, post-idéologique voire post-historique, où la communication mettrait fin à tous les conflits qui ensanglantèrent le siècle. Une illustration caricaturale de ce credo en un monde pacifié par la magie de la communication universelle peut-être trouvée dans le modèle de Shannon, réflexion " mécaniste " dans laquelle seule compte l'amélioration continue des performances de l'outil communiquant. Mattelart souligne ici un élément qui sera lourd de conséquences pour la communication sur Internet, et tout particulièrement dans la communication humanitaire : [le modèle de Shannon] " qui ne s'intéresse qu'au tuyau, renvoie à un concept behavioriste (stimulus-réponse) de la société. Le destinataire est voué, en quelque sorte, au statut de clone de l'émetteur. La construction du sens ne figure pas au programme de Shannon. La notion de communication est coupée de celle de culture ".

Or précisément, en gommant les vieilles catégories de culture, politique, combat collectif, le discours humanitaire technophile qui prévaut sur le net encourre, comme le relève Serge Halimi , un " triple risque : celui de traiter avec légèreté la question du lieu pertinent de l'action revendicative (entreprise, Etat, planète) ; celui de confondre les personnes qu'ils peuvent contacter le plus commodément avec celles qui auraient le plus intérêt à un autre monde ; celui, enfin, de négliger l'impératif de l'organisation - et de voir alors se dissoudre leurs projets de transformation sociale dans un océan d'initiatives incantatoires promptement avortées ". Bref, comme le résume Rony Brauman, un coup de force symbolique visant à faire croire que l'information générerait " ipso facto une conscience mondiale".

Le champ de l'humanitaire sur le net est à l'avant-poste de cette nouvelle utopie : par sa prétention à l'universalisme, le " réseau des réseaux " renforce l'illusion d'une cyber-démocratie participative et l'antique vœu pieux : " si tous les gars du monde voulaient se donner la main... ". En donnant à la masse des connectés l'occasion de se percevoir en tant que telle , le net génère le mythe d'une action libertaire née du regroupement volontaire des individus. Certes, Internet a permis certaines formes d'expression de la société civile, y compris contestataire (l'échec de l'Accord Multilatéral sur l'Investissement en 1998 est largement dû aux échanges d'informations sur le net), mais ce rêve d' " opinion publique mondiale " ne doit pas faire oublier qu'en l'état actuel du rapport de forces économiques le réseau des réseaux est principalement aux mains de grandes compagnies (Yahoo, Cisco, Intel, AOL...) plus avides d'interconnexions marchandes que d'internationalisme social.

Comme le souligne à nouveau Armand Mattelard " La techno-utopie se révèle une arme idéologique de premier plan dans les trafics d'influence, en vue de naturaliser la version libre-échangiste de l'ordre mondial " et " il faut la myopie des techno-libertaires pour prêter main-forte à la représentation simpliste d'un Etat abstrait et maléfique, opposée à celle d'une société civile idéalisée, espace libéré de la communication entre individus pleinement souverains ". Dont acte.



B. La charité sur le net : finalités éthiques et logiques économiques

1. Les acteurs de l'Internet charitable

Internet est souvent présenté comme un outil de " désintermédiation ", permettant l'accès direct des individus à l'information, ou, dans le cas qui nous intéresse, des ONG à leur public potentiel. Nous aborderons ici le jeu complexe qui est en train de se nouer entre les différents acteurs de l'Internet charitable, et nous verrons que compte tenu des forces économiques présentes sur le net, du coût de création et de maintenance d'un site, et de la maîtrise des savoir-faire inhérents aux NTIC, les intermédiaires sont au contraire nombreux, et que leurs finalités sont bien différentes de celles des ONG.

LES ONG ET ASSOCIATIONS SOCIALES OU HUMANITAIRES

Globalement, l'arrivée des ONG et associations sur le web a été assez tardive. La raison principale en est le manque de crédits, la plupart d'entre elles fonctionnant avec des budgets modestes (moins de 2 millions de dollars pour la majorité des associations américaines ), qui permettent tout juste d'assurer la maintenance de sites aux fonctionnalités réduites. D'après Nicola Hill, journaliste au Guardian de Londres, le budget annuel moyen des sites associatifs britanniques ne dépasserait pas 50.000 Francs ... Par ailleurs, même au sein d'organisations plus importantes, les décideurs ont mis du temps à comprendre l'intérêt de l'Internet pour leur développement.

La question du coût des programmes de développement Internet est centrale : de nombreuses associations fonctionnent aujourd'hui avec des ressources dites en " open source ", c'est-à-dire mises à leur disposition par des partenaires, entreprises de haute technologie, agences de conseil en marketing, agences de création web, etc. Ce choix permet certes de mettre au point des outils technologiques performants avec un budget modeste, mais pose la question de l'indépendance finale du secteur associatif. Ne disposant que rarement des compétences humaines et techniques nécessaires, la tentation sera grande pour les ONG de les prendre où elles se trouvent, c'est à dire chez les " for-profit "...à moins de se transformer elles-mêmes en sociétés à capital-risque, afin de pouvoir payer des professionnels du Net à coups de " stock-options ", comme n'importe quelle " start-up "...

LES INTERVENANTS DU " CHARITY BUSINESS "

A la frontière incertaine entre " for-profit " et " not-fo-profit ", de nombreuses agences-conseil, prestataires de services et autres consultants ont fleuri ces dernières années sur la toile, proposant leurs bons services aux organisations charitables . Ces intervenants du " charity business " peuvent selon le cas aider le secteur associatif à mettre en place un module de donation ou assurer sa promotion, favoriser des partenariats avec des entreprises de commerce en ligne, ou créer des " portails de donation ", qui mettent à portée de clic une série d'œuvres philanthropiques. Il semble exister outre-atlantique un consensus général sur le progrès exponentiel des dons et du nombre des donateurs en ligne. Pour ces " capital-risqueurs " d'un nouveau genre, le modèle traditionnel de collecte de fonds par mailings est dépassé, trop cher, inadapté aux exigences modernes, et procurant un retour sur investissement trop faible. Leurs motivations sont assez variées : certains visent simplement à une extension sur le net de leur activité préexistante de fundraising (c'est le cas de Changing Our World par exemple, extension de l'agence conseil Mike Hoffman Associates), d'autres cherchent un profit bâti sur leur connaissance de la toile (Charitable Way par exemple), d'autres enfin conçoivent leur site comme le bras armé d'une politique de relations publiques visant à leur assurer la sympathie d'un large public d'internautes (Helping.org, créé par la Fondation AOL). Les relations publiques n'étant jamais fort éloignées du commerce, certains sites, comme Charity Wave , profitent de leur site charitable pour constituer des bases de données (e-mail), qu'elles comptent bien ensuite utiliser pour orienter les généreux donateurs vers de plus lucratives activités...

Dans tous les cas, les montants investis pour la création de ces sites sont considérables, et se chiffrent en millions de dollars .

2. Les quatre modèles de collecte de fonds en ligne auprès des particuliers

Quatre grands modèles de donation en ligne peuvent être distingués, répondant à des stratégies et des contraintes différentes, et impliquant chacune leurs avantages et inconvénient propres. Le choix n'est d'ailleurs pas exclusif, et plusieurs associations optent pour une approche combinant plusieurs modes de collecte. Pour les associations, il s'agit en fait de s'inscrire dans un axe d'options coût/indépendance, puisqu'aussi bien les solutions les moins onéreuses pour le secteur caritatif sont celles prises en charge par le secteur marchand... au prix d'une perte d'indépendance du premier. Le choix pour une ONG d'un mode d'accès aux dons des particuliers n'est donc pas aisé, et renvoie à un débat de fond au sein de celle-ci sur ses objectifs et sa stratégie à long terme. De façon plus prosaïque, Kurt Hansen, le fondateur du site Charityweb.net estime qu'une organisation disposant d'un budget annuel de moins de 2 millions de dollars et d'un trafic assez faible sur son site, a probablement intérêt à opter pour un système de donation externe (portail de donation ou module de don sous-traité), car le coût en ressources humaines et matérielles ne serait amorti qu'aux environs de ce seuil...

LES " GALERIES COMMERCIALES " EN LIGNE

Très développées aux Etats-Unis, où le commerce en ligne a pris une bonne longueur d'avance, les galeries commerciales à vocation (ou prétexte) philanthropique ont fleuri au cours des deux dernières années, et le secteur privé y a investi des sommes considérables. Leur essor a été grandement favorisé par la dynamique du commerce en ligne, par la professionnalisation grandissante du " fundraising " et par les coupes sévères opérées par la plupart des gouvernements occidentaux dans les budgets sociaux.

Le principe est partout le même : accéder à des sites d'e-commerce traditionnel en passant par un portail qui redirige les internautes et enregistre leur passage. A chaque achat effectué par ce biais, le portail se voit remettre par le site d'e-commerce une commission (5% en moyenne), qui sera ensuite reversée à une association charitable, en tout ou en partie. Le principe est extrêmement séduisant pour l'internaute : continuer à faire ses courses en ligne sans aucun surcoût, et gagner de surcroît des sommes qu'il pourra librement affecter à son association préférée... Plusieurs galeries proposent en outre comme services additionnels des informations sur le secteur philanthropique, et la possibilité de donner directement en ligne à l'association de son choix.

Près de 80 sites de ce type ont fleuri aux Etats-Unis dans les deux dernières années, et presque autant seraient actuellement en cours de création... D'après William P. Massey, président du National Charities Information Bureau, qui informe les donateurs sur les différentes associations charitables américaines, le nombre de sites " reliés à une cause " pourrait exploser jusqu'à 500 d'ici à 2001 .

On peut citer parmi les principales galeries : Igive.com, lancée en novembre 1997 et GreaterGood.com, lancée en février 1999. Dans les deux cas, une partie des commissions versées par les sites d'e-commerce va à l'association choisie par l'internaute, et une autre partie est affectée à la galerie commerciale en ligne. GreaterGood a mis en place un système assez astucieux : il garantit au moins 5% de commission pour les associations, ce qui veut dire que si un partenaire commercial ne verse que 3% de commission, GreaterGood complètera le versement à hauteur de 5%...

En France, un projet est en cours, qui devrait s'appeler " forhuman ". Il est d'ailleurs probable que les grandes galeries américaines déclineront à terme leur propre modèle dans les différents pays européens, comme cela a été le cas pour les sites d'enchères, d'achats groupés, les portails, etc.

Toutes ces opérations se présentent en apparence comme des modèles " gagnant/gagnant/gagnant " où les trois intervenants trouvent leur compte : les internautes ajoutent une pincée de sel éthique à leurs courses en ligne, les entreprises d'e-commerce y gagnent en notoriété et en " capital sympathie ", les ONG renforcent leur visibilité et prospectent indirectement de nouveaux donateurs potentiels.

Pour le secteur philanthropique, l'avantage principal est que cela n'entraîne quasiment aucun coût : ni en temps, ni en personnel, ni en matériel. Cela peut ainsi leur permettre de faire l'apprentissage des nouvelles technologies et de leurs implications, sans en assumer les frais. En somme, il leur suffit d'attendre le chèque, ce qui d'ailleurs peut prendre un certain temps, les galeries commerciales en ligne le déclenchant en général à partir d'un montant minimum... Le frein majeur est que ce système n'entraîne aucune déduction fiscale, puisqu'il ne s'agit pas d'un don, et que les achats en ligne se font à leur prix régulier.

Il est encore trop tôt pour juger de l'impact financier réel de ces programmes : les commissions peuvent être très minces, et les sommes collectées peu significatives pour les associations qui génèrent un trafic faible. Les résultats ne semblent pourtant pas négligeables: au cours du dernier trimestre 1999, Igive.com a ainsi redistribué plus de 150.000$ aux associations participant à son programme .

Un des dangers potentiels de ces programmes est qu'ils risquent de tarir le trafic sur le site propre des associations qui l'utilisent. " A un certain point, ils entrent en compétition avec les efforts d'une association pour exister indépendamment sur le web " déclare Nick Allen, fondateur de Donor Digital, une agence privée qui aide les associations à utiliser le potentiel de l'Internet .

Il semble également que les galeries commerciales en ligne souhaitent attirer les donateurs potentiels avec des noms d'associations déjà reconnues, et que les petites associations aient à l'avenir plus de difficultés à obtenir leur " référencement " sur ces sites.

Par ailleurs, il n'existe pas encore d'outil comparatif permettant aux internautes d'évaluer les avantages respectifs de ces sites, et notamment la part des commissions qu'elles reversent au secteur philanthropique, leur transparence financière, ou la qualité de leurs services. Un premier effort a été réalisé par Allison Schwein, spécialiste du fundraising chez AMS Consulting, sous forme d'un tableau comparatif comprenant 13 critères , mais il figure au sein d'un site plutôt consacré aux professionnels de la collecte de fonds. Il faudra probablement attendre que le secteur ait atteint sa maturité pour que de tels outils soient accessibles au plus grand nombre.

LES SITES-PORTAILS DE DONATION

Ces sites délivrent de l'information sur les différentes organisations philanthropiques ou environnementales, traitent les donations en ligne (en général par paiement sécurisé avec carte de crédit), et ré-acheminent ces donations vers les associations sélectionnées par les donateurs. Ils renseignent également l'association bénéficiaire sur le donateur, permettant l'actualisation de la base de donnée propre à l'organisation. Ces portails ont pris une importance croissante sur le net, parce qu'ils permettent d'atteindre une " masse critique " de visiteurs, et permettent à des donateurs potentiels de se renseigner efficacement sur des associations qui rencontrent leurs intérêts, et dont ils n'avaient pas jusqu'alors entendu parler. Ils tirent leurs bénéfices soit de la publicité sur leur site, soit des frais qu'ils font payer aux ONG affiliées.

Le plus important à ce jour est Helping.org, créé par la Fondation AOL. Le site, extrêmement bien conçu, propose des informations sur les ONG, des offres d'emplois et des opportunités de bénévolat, ainsi que des informations pour le secteur associatif, en partenariat avec la Benton Foundation. " Nous espérons faciliter pour chacun la transformation des bonnes intentions ont en actions " déclare Kathy Mc Kiernan, porte-parole d'Helping.org . Cette vision qui scinde intentions (intrinsèques à l'individu) et actions (mises en place par de désintéressés " facilitateurs ") apparaît quelque peu angélique... En réalité les deux s'entremêlent, et les acteurs du " charity business " agissent bien évidemment sur les deux tableaux à la fois, en créant l'offre autant qu'en facilitant son expression... Le paradigme dominant sur le net, celui d'un pur marché, entièrement transparent, où l'offre peut enfin rencontrer librement la demande passe donc sous silence les mécanismes financiers complexes qui rendent précisément possibles l'apparition de l'offre et la canalisation de la demande.

Helping.org offre au public un " catalogue de 620.000 associations charitables, grâce à un partenariat avec Guidestar , annuaire critique de la philanthropie sur le net. Helping.org ne prend aucune commission, mais reporte sur chaque internaute donateur le coût de la transaction par carte bancaire. Le site n'est pas bâti pour faire du profit, mais plutôt comme une vaste opération de relations publiques, qui sert très lisiblement à renforcer l'image et le " capital-sympathie " d'AOL.

D'autres sites, tel Charitable Way (lancé en octobre 1999), sont au contraire des sites à finalité lucrative. Charitable Way prélèvait initialement 9,9% des donations en ligne (mais aussi sur les commissions versées par des sites de commerce électronique), afin de couvrir les frais de fonctionnement et de transactions bancaires, et autres coûts liés à la recherche de partenaires. Malgré cette dîme, un tel système séduit des associations de taille moyenne, pour lesquelles la création de solutions propres serait beaucoup plus onéreuse (frais de logiciels, marketing, hébergement...). La plupart de celles qui ont opté pour ce système mettent en avant que cela ne leur coûte rien, et qu'elles n'ont qu'à attendre les résultats pour juger de son efficacité sur le long terme...

Au cours de la rédaction de notre étude, Charitable Way a cessé de prélever un pourcentage des dons transitant par le site : il est probable qu'ayant atteint une masse critique de contacts (associations et donateurs), le site puisse désormais vivre de la seule vente aux ONG de services additionnels...

Autre site américain, CharityGift se présente comme un fournisseur de " generosity in a to-go box ", et propose rien de moins que d' " offrir vos plus généreux sentiments dans un paquet cadeau "... Il permet aux internautes de faire un don en ligne à différentes associations charitables, en l'honneur de quelqu'un : il suffit pour cela de choisir une carte de vœu électronique et de remplir le formulaire de paiement. Autre option : des cartes " pré-payées " à destination des entreprises qui souhaitent renouveler leurs cadeaux d'entreprise ou de fin d'année : offrir un don à une bonne cause est tellement plus chic que la traditionnelle boîte de chocolats... Tous ces services ne coûtent rien aux associations qui en bénéficient (100% du don des internautes leur est redistribué), mais une surtaxe est payée par les donateurs...

Charity Counts est une autre start-up qui a construit un portail de donation, lancé en novembre 1999, à grand renfort de publicité (deux pleines pages dans le New York Times notamment). D'après Gregg Greenberg, son fondateur, son but n'est rien moins que de créer une " marque style de vie " . Donation en ligne, ventes aux enchères au profit du secteur caritatif, e-commerce charitable, forum des donateurs, contenus éditoriaux informatifs, histoires vécues... tout est fait pour offrir à l'internaute un panorama complet de la philanthropie, accessible 24h sur 24. Charity Counts ne fait pas de profit sur les dons en ligne (elle répercute par contre sur le donateur les frais de transaction), mais sur les partenariats, publicités et vente en ligne d'objets labellisés. Le site fonctionne aussi un peu à la façon d'un portail de communauté, avec notamment la possibilité de savoir quelles sont les personnes connectées en même temps que soi, et d'entamer un dialogue en direct avec elles. Ce qui est visé, précise Gregg Greenberg, est " un moyen pour chacun de faire la différence [charitable] sur une base quotidienne ". Autrement dit, une charité sur ordonnance, quasi compulsive, où chaque internaute peut aller soulager sa conscience en quelques coups de clics, entre la consultation des cours de la bourse et des pages de la météo locale...

Les portails de donation se développent à une incroyable vitesse : leurs opérateurs privés ont pour eux de réels avantages " compétitifs : leur connaissance approfondie de l'Internet, une solide capitalisation, une sophistication technique sans cesse réactualisée. Comme le souligne le consultant américain Michael Gilbert , spécialisé dans le fundraising, " les organisations charitables auront accès à des services et applications bon marché, faciles à utiliser, qui leur permettront de recentrer une grande partie de leurs ressources vers leurs missions fondamentales. Ceci inclura des outils de gestion des connaissance et de communication comme des intranets personnalisés, des systèmes de gestion d'e-mail et listes de diffusion, des systèmes de gestion des bases de données donateurs, des publications multimédia, des conférences et événements, des outils de gestion comptable et des ressources humaines. Ces applications, dont la plupart seront inestimables pour la recherche de dons, seront proposées comme une suite de services disponibles par abonnement, et accessibles via des serveurs bon marché et des logiciels de navigation basiques"... Comment résister à une telle promesse ?

En France, le Comité de la Charte travaille actuellement sur un projet de portail de donation, qui devrait s'appeler " Aidez.org ". L'idée est évidemment séduisante, qui permettrait aux internautes de donner en ligne à une série d'associations dûment estampillées par le Comité, qui bénéficie déjà d'une aura de crédibilité hors ligne, grâce sa charte de déontologie et aux procédures mises en place pour veiller à son respect par les ONG signataires.

LES FOURNISSEURS DE SERVICES DE PAIEMENT EN LIGNE

Ces " payment service providers " sont spécialisés dans la création de systèmes de donation en ligne par carte bancaire. Ils tirent leurs bénéfices de frais facturés aux ONG qui font appel à leurs services, fixes ou au prorata des dons enregistrés. L'ONG n'a plus dès lors qu'à placer sur son site un bouton conduisant l'internaute donateur à ce module de don sécurisé, extérieur au site propre de l'ONG. Les plus importantes à ce jour - aux Etats-Unis - sont Entango et Remit.net .

Ce type d'externalisation impose de vrais choix stratégiques aux ONG : certains imposent en effet des minima garantis, qui peuvent écorner sérieusement les dons reçus en ligne par de petites associations. De nombreuses banques proposent également ce type de service : elles en amortissent le coût sur les frais bancaires... sur plusieurs années...

LA DONATION INTEGREE SUR LE SITE PROPRE DE L'ASSOCIATION

Cette dernière voie d'accès aux dons privés par le biais d'Internet est principalement choisie, du fait de son coût important en moyens humains et technologiques, par de grandes ONG, disposant d'une solide notoriété, comme Médecins sans Frontières, la Croix-Rouge, le Secours populaire Français, etc.

Des ONG de taille moindre ont également pu créer leur propre module interne de donation, grâce à l'appui d'entreprises partenaires, leur fournissant des ressources en open source dont elles gardent la maîtrise d'œuvre. C'est le cas par exemple de PlaNet Finance, dont le site a pu être créé en s'appuyant sur les ressources humaines et techniques de Cap Gémini. D'après son fondateur, Jacques Attali, 15 millions de dollars auraient été nécessaires pour bâtir un site comparable aux Etats-Unis .

Ensemble contre le Sida a pû créer en 1997 le site du Sidaction quasiment sans frais, grâce à un partenariat avec la filiale de production multimédia de TF1.

Médecins sans Frontières fait appel le plus souvent possible aux partenariats pour financer son site. La totalité du software a par exemple été offerte par Lotus Domino, pour 139.000 F. Par contre, MSF assume seul les charges du personnel (webmestre, web-éditeur), de l'ordre de 330.000 F annuels, les frais de formation (20.000 F), les prestations externes (300.000 F), et le coût de la connexion Internet (environ 15.000 F) .

Si les partenariats permettent d'éviter une grande partie des charges liées à la création et à la maintenance d'un site, ils ne les évitent jamais totalement. Pour la partie " création ", Il semble ainsi que l'époque où les agences créatrices de sites Web proposaient leurs services gratuitement aux ONG appartienne au passé : elles disposent désormais d'une notoriété suffisante, et n'ont plus besoin de se bâtir une image ni d'offrir une vitrine prestigieuse à leurs réalisations...

Nous reviendrons très largement dans la dernière partie sur l'intérêt pour une ONG de disposer de son site propre, et sur les moyens de faire fructifier cet investissement.

3. Dons ou commissions d'entreprises, impliquant les particuliers

Outre les quatre modèles " permanents " permettant de collecter des fonds en ligne, les ONG peuvent compter sur de multiples partenariats ponctuels, conçues comme de véritables campagnes de publicité en ligne. Nous en donnerons ici quelques exemples.

PARTENARIATS ET OPERATIONS PONCTUELLES

Ces opérations sont devenues innombrables : Harrods a fêté son 150e anniversaire par une vente aux enchères d'ours en peluche habillés par de grands créateurs, au profit de la Croix-Rouge britannique . Des sites de ventes aux enchères comme eBay mettent en ligne chaque jour des articles dont le produit de la vente est reversé à des œuvres charitables. Le site de commerce en ligne Eboodle.com a reversé en 1999 une partie du montant des achats des internautes sur ses sites affiliés à l'association américaine Toys for Tots. Pour cette ONG, le but avoué était d'améliorer sa visibilité sur le web. Quant à ceux d'Eboodle, ils sont limpides selon son président, Anil Kamath : " nous allons dépenser nos dollars pour le marketing de toute façon, alors pourquoi ne pas les partager avec des organisations comme Toys for Tots ? "

Les visiteurs du site d'achat groupé Clust pouvaient, en mars 2000, acheter un " kit nutritionnel " coûtant 10.000 francs, destiné aux enfants réfugiés du Congo, par l'intermédiaire de Médecins sans Frontières . En juin 2000, Microsoft France lançait une opération d'envergure en partenariat avec l'Unicef : pendant 3 jours, les internautes étaient invités à cliquer sur des bandeaux Unicef, en échange d'un franc reversé par MSN à cette ONG. Mieux, les internautes qui acceptaient de s'inscrire à la communauté Microsoft créée pour l'occasion déclenchaient un don de 5 Francs au profit du fonds des Nations-unies pour l'enfance. Comme l'explique Philippe Herzog, responsable à l'Unicef des partenariats avec les entreprises du net, cette opération, outre ses retombées financières significatives, permet à l'ONG d'accroître sa présence sur le web. " A la différence d'autres initiatives caritatives, c'est l'entreprise qui paie. Le public n'est pas directement sollicité ". Pour Microsoft, l'opération doit pourtant se traduire en clics sonnant et trébuchants, et faire connaître le services des communautés, encore peu fréquenté.

Un des secteurs qui se développent le plus rapidement est celui des partenariats entre les ONG et les fournisseurs d'accès Internet, avec, à la clef, un pourcentage reversé à l'ONG pour l'inscription d'un internaute ou au prorata de l'argent qu'il dépensera en ligne. Ainsi 19 organisations humanitaires se sont associées en octobre 1999 pour lancer en partenariat avec une compagnie privée un service d'accès Internet gratuit en Grande-Bretagne, Care4free .

En France, le fournisseur d'accès World on line a reversé 5 Euros à Amnesty International pour chaque abonnement à Internet gratuit enregistré entre le 25/12 et le 31/1/2000.

La " bonne conscience humanitaire " est en somme en train de devenir un argument commercial au même titre que le prix, la qualité ou les services... et il faudra à l'avenir aux ONG de solides cadres stratégiques pour décider si un partenariat peut être envisagé ou non, le pire étant de choisir au cas par cas sans vision d'ensemble. Médecins du Monde a ainsi établi une base minima pour évaluer un partenariat, reposant sur trois critères :

- Tout partenariat doit en premier lieu informer sur MDM, ses actions et projets
- Il doit permettre de prospecter de nouveaux donateurs, qui seront intégré à la base de données MDM.
- Il doit enfin...(mais enfin seulement) ramener des financements.

4. Un véritable choix stratégique pour le monde associatif

Nous avons vu que les pistes concernant la recherche de financement sur Internet sont nombreuses... et l'imagination des acteurs du Net foisonnante ! Il appartient désormais aux ONG de se positionner en fonction de leurs objectifs à moyen/long-terme, de leur déontologie... et des ratios de retour sur investissement.

" En gros, résume François Jung-Rozenfarb, responsable de la promotion et des partenariats à Médecins du Monde, il s'agit pour l'ONG de savoir si elle veut avoir une stratégie de leader ou pas " .

Dans le premier cas, elle cherchera à attirer le plus grand nombre de visiteurs sur son propre site, créera ses propres programmes d'affiliation avec des sites de commerce en ligne, avec certes des coûts importants, mais l'avantage de conserver la maîtrise d'œuvre, de percevoir des commissions plus élevées qu'en passant par des intermédiaires, et d'éviter enfin la dilution de son image sur 100 sites différents...

Dans le second cas, elle pourra ne rien dépenser, et externaliser l'ensemble de sa collecte :

- le don en ligne avec des plates-formes de donation comme Helping.org aux USA ou le Comité de la Charte en France
- les produits-partage et programmes d'affiliation avec des sites comme Greater Good, Igive ou My Cause aux USA, ou For Human en France.
- La recherche de mécènes et de financements d'entreprises avec The Virtual Foundation aux USA, ou Sponsorclic en France.

Mais cette externalisation pose un nouveau problème : l'ONG qui choisira de l'adopter ne pourra faire l'impasse du contrôle de la bonne affectation des fonds sur les différents sites avec lesquels elle aura noué des partenariats. A terme, cela risque de modifier profondément son fonctionnement, puisqu'elle agira de facto comme une fondation, devenant une simple interface entre les sites collecteurs de fonds et les projets sur le terrain.

Le problème est que toutes les associations n'auront pas le choix entre les deux modèles (site propre ou externalisation), en raison du coût de la première solution. De plus, comme l'a très clairement exposé le financier et essayiste américain Donald Libey, au cours du congrès de la Direct marketing Association en janvier 2000 , les " infomédiaires de la charité ", c'est à dire les entités qui regroupent les organisations caritatives sur une base commune (type de cause, base géographique, cible démographique...) disposent de 5 atouts majeurs, qui devraient renforcer leur développement à l'avenir :

- Ils permettent d'atteindre une masse critique de donateurs et sympathisants
- Ils permettent de mutualiser les coûts de prospection de nouveaux contacts
- Ils améliorent l'exploitation " scientifique " des données recueillies sur ses donateurs et sympathisants (préférences, style de navigation...), et d'améliorer la communication en fonction de ces données
- Ils aident à réduire les frais généraux des associations membres, par l'utilisation rationnelle et commune des investissements en matière de NTIC et d'Internet
- Ils améliorent la rentabilité financière en permettant à chaque association de gagner plus de sympathisants, à moindre coût, en étant part d'un groupe large que si elles agissent seules.

Au terme de cette deuxième partie, nous avons donc vu qu'Internet et humanitaire reposent sur deux paradigmes fort voisins, établis sur une ambition universaliste, un désir de transparence et sur la croyance en un potentiel illimité d'inter-réactions bénéfiques entre les membres d'un même réseau. Pourtant, l'humanitaire a montré ses limites : il ne suffit pas toujours de dévoiler et d'informer pour que cessent les injustices et que prenne forme une "conscience mondiale". De même, l'Internet n'est pas nécessairement ce réseau idéal d'individus libres et conscients, mais obéit à des logiques commerciales et financières propres. Ce n'est qu'en apprenant à les maîtriser que le secteur caritatif pourra bénéficier pleinement du potentiel du réseau, en faisant - en connaissance de cause - les choix stratégiques fondamentaux qui s'imposent entre gestion directe de ses activités sur le Web, externalisation, partenariats, etc.


   

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