Trop éthique pour être au net ?

Introduction



 


Quand les gens sont impliqués dans des échanges qui n'existent pas, ce n'est pas seulement leur bon sens qui est en danger, mais aussi leur imagination.
George W.S. Trow

Les Français et plus généralement les Occidentaux investissent depuis de nombreuses années des sommes considérables pour soutenir les œuvres de charité, les associations et les ONG. On estime à 190 milliards de dollars le montant des dons effectués par les américains au bénéfice des organisations " not-for-profit " au cours de l'année 1999. En France, une étude évaluait à près de 20 millions le nombre de donateurs en 1997, pour une contribution totale de plus de 11 milliards de Francs.

Pour les associations caritatives, le financement par les particuliers, perçu comme éphémère tout au long des années 70, est devenu le cœur même de leurs ressources : les États n'ont cessé de se désengager financièrement, alors même que le tissu associatif comblait objectivement les carences du tissu de protection de l'intérêt général. Quant au mécénat d'entreprise, il n'a pas tenu les promesses que certains évoquaient à l'aube des années 80 : les firmes sont restées fort prudentes dans l'affectation de leurs deniers, face à des opérations à la rentabilité incertaine, et de crainte qu'on leur reproche abus de biens sociaux ou évasion fiscale...

Sur les 700.000 associations enregistrées en France au titre de la loi de 1901, seules quelques centaines récoltent la manne de la générosité publique, et 50 " accaparent " près de 80% des dons . Dans cette bataille pour le " franc philanthropique ", la communication est devenu l'outil majeur, au centre de la problématique de la solvabilité posée à l'ensemble des organisations.

Inauguré par le premier Téléthon à l'aurore des années 70 , un véritable marketing caritatif s'est peu à peu mis en place, disposant de budgets toujours plus considérables, adoptant sans sourciller les méthodes de vente par correspondance, et supplantant peu à peu la traditionnelle collecte de fonds sur la voie publique .

Dans ce cadre s'est ajouté depuis 3 ou 4 ans un nouvel outil : l'Internet et la toile mondiale que le " réseau des réseaux " a tissée sur toute la planète. A la recherche de sources alternatives de financement, les associations et ONG se sont engouffrées dans ce nouvel eldorado, non sans avoir pris le temps d'en jauger les bienfaits virtuels, mais aussi les risques potentiels...

A priori, la collecte de fonds sur Internet peut sembler extrêmement séduisante. Chaque ONG ou association ayant la possibilité de faire connaître sa cause et de récolter des dons par paiement sécurisé, cette nouvelle charité virtuelle semble briser le cercle vicieux illustré par le scandale de l'ARC : plus une association souhaite collecter de fonds, et plus elle investit dans son budget communication. Trop d'ONG ont donné par le passé l'exemple navrant de campagnes dans lesquelles près de 40% des dons servirent à... faire de la publicité en faveur du don... De nombreux donateurs se déclarent choqués par les sommes considérables investies par les ONG pour des mailings aux retours incertains . Pourtant, si collecter de l'argent par le net peut paraître a priori moins coûteux, se faire connaître et créer du trafic sur un site impose souvent de la publicité hors Internet (presse, radio...), et donc des coûts. On peut également s'interroger sur le risque d'augmenter la compétition entre des ONG œuvrant dans le même secteur, avec un profit incertain pour les destinataires finaux de leur action.

Aux associations humanitaires, Internet semble offrir par ailleurs la promesse de relier toute la planète, et notamment le nord et le sud, les riches donateurs occidentaux, et les pauvres du tiers-monde. Bref, une collecte mondiale et une action locale. Mais là aussi la prudence est de rigueur : les éléments réglementaires (légaux) qui encadrent l'appel public aux dons sont différents d'un pays à l'autre, de même que le régime de déductions fiscales. Sans oublier les barrières constituées par les différentes langues !

Pour les ONG et associations, le Web apparaît comme un extraordinaire vivier de donateurs potentiels à haut niveau de revenus, mais aussi une plate-forme " éducative " pour sensibiliser les internautes à une cause, et le moyen de mettre à disposition une masse d'informations qui serait trop onéreuse à éditer par des moyens traditionnels. Les Etats-Unis ont ici une bonne longueur d'avance sur le reste du monde. L'ambition des ONG américaines est d'être tout aussi professionnelles dans la collecte de dons que les entreprises d'e-business. C'est au confluent de cette volonté et de l'appétit des entreprises traditionnelles qu'apparaît " l'e-charity-business ", dont le développement est considérable outre-atlantique. Il part d'un constat simple : si les donateurs traditionnels sont déjà très nombreux, près de deux tiers des consommateurs se disent prêts à orienter leurs achats vers des produits liés à une " bonne cause " .


Pour les donateurs, il s'agit d'une révolution ontologique : outre la faculté de donner par un moyen rapide, simple et efficace, Internet leur offre pour la première fois la possibilité de " faire le bien " sans que cela leur coûte un franc : soit en achetant des produits à des entreprises qui reversent une commission à des ONG, soit en cliquant sur un bandeau publicitaire en échange de quoi l'annonceur verse une somme donnée à une ONG . Cette révolution conduit à repenser le don : quelle différence entre donner sur Internet et mettre une pièce dans la tirelire des pièces jaunes devant sa boulangère ? Quel anonymat ? Comment est perçu l'enregistrement de données dans ce cas ? Quel sentiment créé chez l'internaute ? Quelle relation nouvelle à l'Autre ? Que devient le tiers-monde, marchandise d'un type nouveau, malheureux virtuels qu'on aide d'un simple clic... ?


Pour les spécialistes de la communication, c'est un nouveau territoire à explorer, des pratiques à inventer. Beaucoup sont simplement adaptées des techniques marketing de l'Internet (marketing viral, approche par communauté, technique "one to one", "one to few" etc..) .

Pour la publicité sur Internet, la caution éthique des ONG et associations peut être utilisée comme une parade au problème de l'érosion du taux de clic, et au problème plus général de la saturation publicitaire. Pour attirer les visiteurs et créer du trafic, la tentation est grande d'utiliser l'argument humanitaire sur le web... On retrouve ici les problèmes soulevés par la quête acharnée par les annonceurs de nouveaux supports et de moyens de capter l'attention des internautes.


Pour les entreprises enfin, qui se sont engouffrées nombreuses dans ces nouvelles pratiques, la caution humanitaire et le soutien à une ONG peuvent avoir plusieurs intérêts : générer un climat d'empathie, en associant sa marque à une bonne cause, s'offrir un argument commercial supplémentaire, pénétrer de nouveaux marchés en profitant du réseau de l'ONG aidée, faire montre de prouesses technologiques et obtenir de bonnes retombées presse, ou encore s'offrir une publicité moins chère, avec un excellent taux de clic... sans compter la possibilité de mieux cibler ses prospects et de créer de gigantesques fichiers, en mettant en avant des arguments éthiques ou humanitaires.


Définition du champ : nous avons décidé de ne pas étudier l'ensemble des pratiques visant à collecter des fonds sur Internet , mais de restreindre le champ d'étude aux associations humanitaires, en retenant la définition qu'en donne Rony Brauman : " l'aide humanitaire n'a pas pour ambition de transformer une société, mais d'aider ses membres à traverser une période de crise, autrement dit de rupture d'un équilibre antérieur " . Notre intérêt principal étant la relation humaine qui se tisse de " bienfaiteur " à personne aidée, et le jeu complexe d'actes et de symboles s'établissant entre la représentation de la détresse de " l'Autre " et son soulagement... Dans ce cadre, nous nous intéresserons aux sites des ONG, mais également aux sites privés qui leur rétrocèdent tout ou partie des fonds collectés en invoquant un " argument " philanthropique.

Enfin, afin de ne pas surcharger cette étude par des données chiffrées, notre attention se portera principalement sur les exemples américain (qui constitue, comme souvent sur le net, l'avant-garde des pratiques actuelles) et français.


Notre problématique, acquise lors d'entretiens liminaires et d'un stage dans l'ONG PlaNet Finance , qui utilise le potentiel d'Internet pour favoriser le micro-crédit à travers le monde, est que le don en ligne n'est pas seulement un moyen supplémentaire de collecte des dons, mais qu'il reconstruit entièrement la relation triangulaire traditionnelle entre les donateurs, les associations philanthropiques et les bénéficiaires de leurs actions.


Nous avons tenté de vérifier cette intuition en établissant les hypothèses suivantes :

- Le don en ligne bénéficie de la convergence de plusieurs phénomènes favorables : la volonté croissante des ONG d'être présentes sur le Net, l'intérêt des consommateurs (et des entreprises à leur suite...) pour "l'argument éthique", l'augmentation du nombre des internautes et leur confiance accrue envers la sécurité des paiements.

- Le don en ligne offre au secteur caritatif de nouveaux outils de communication permettant un dialogue personnalisé entre les donateurs potentiels et les associations, et facilitant l'effort de transparence de ces dernières.

- Le don en ligne a un potentiel qui dépasse largement la base actuelle des donateurs traditionnels, séduit de nouvelles catégories de donateurs (plus jeunes et à revenus plus élevés), et ouvre de nouvelles pistes à la recherche de fonds.

- Le don en ligne attire de nouveaux acteurs, aux buts divers, bien au delà de la seul mouvance des associations humanitaires, ce qui menace de brouiller les cartes entre profit privé et intérêt général, et accentue le mouvement amorcé par le " marketing humanitaire " qui tend à instrumentaliser les donateurs au profit de finalités marchandes.

- Le don en ligne offre non seulement de nouvelles facultés techniques (choix des bénéficiaires des dons, immédiateté du feed-back...), mais contient aussi en germe des mécanismes (illusion de réalité et d'immédiateté, illusion que l'on peut agir facilement) pouvant modifier en profondeur la perception de la souffrance à distance, la détresse de l'Autre devenant un simple "produit", que l'on peut échanger, promouvoir ou apaiser d'un clic.

Nous dresserons tout d'abord l'inventaire des résultats actuels de la philanthropie sur Internet, de son potentiel, et du contexte socio-économique qui favorise son indiscutable essor.

Nous verrons ensuite comment, malgré les similitudes entre le paradigme universaliste d'Internet et le mythe d'une " solidarité mondiale " propre aux ONG, celles-ci rencontrent sur le réseau une logique marchande et des acteurs aux finalités diverses, avec lesquelles elles doivent composer.

La troisième partie dressera un inventaire des pratiques actuellement observables et de leurs implications sur la perception de la détresse, de l'urgence, du don, mais aussi les effets moins décelables de ces pratiques sur le comportement des internautes donateurs.

Enfin, nous tenterons de synthétiser les principaux freins à la donation charitable en ligne, et les règles de communication que les ONG devront respecter pour en tirer tout le bénéfice espéré.


Pour mener à bien cette étude, nous avons choisi, du fait de la spécificité et de la nouveauté du sujet, une approche pragmatique, s'appuyant sur une recherche documentaire et sur une étude de contenu d'une cinquantaine de sites offrant la possibilité de donner en ligne. Dans un secteur en évolution constante, nous sommes conscients que les enseignements dégagés n'ont pas de caractère exhaustif, mais donnent un aperçu des mécanismes à l'œuvre et de leurs implications probables. Un guide rassemble en annexe une présentation critique des principaux sites analysés.

Pour compléter ces premiers résultats et anticiper les évolutions futures, une douzaine d'entretiens individuels semi-directifs ont enfin été conduits avec des responsables " donation " et responsables de sites Internet d'ONG françaises (Médecins du Monde, Croix-Rouge, AFM...). La liste des personnes rencontrées, ainsi que le guide d'entretien figurent en annexe.


Malgré notre désir, nous avons dû renoncer à établir des questionnaires s'adressant aux internautes donateurs : en l'état actuel, les enquêtes en ligne sont rendues problématiques du fait de l'absence d'une base recensant la population des internautes. Le croisement avec des données socio-économiques est impossible, de même que l'établissement d'un échantillon représentatif, aléatoire ou par quota. On ne peut que sonder par l'intermédiaire d'un ou plusieurs sites, ou en faisant de la publicité, ce qui inclut une série de biais impossibles à évaluer.


 

© - O.U.I. 2001-2003
Contacts : info@oui.net
Fermer la fenêtre