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Fracture numérique de lAfrique : dimension socio-culturelle
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0. Introduction
Il y a, à côté des moyens financiers, dautres causes profondes de la fracture numérique de lAfrique, à savoir : les habitudes de penser et de vivre qui constituent le socio-culturel.
Par dimension socio-culturelle de la fracture numérique de lAfrique, nous entendons précisément les obstacles socio-culturels africains à surmonter pour " brancher " lAfrique, diversifier et faciliter les usages de lInternet, charger le contenu africain, trier le contenu Web, participer à la gouvernance mondiale et à la recherche télématique, et changer les idéologies sous-jacentes au transfert non rentable de la révolution numérique. Il sagit des manières africaines de penser et de vivre qui :
(1) non seulement retardent " lappropriation " et la participation africaines à linnovation numérique,
(2) mais aussi réduisent limpact socio-culturel de lInternet au calcul des usages immédiats et à linfluence que lInternet exerce sur la société africaine en omettant de " létendre " à la capacité africaine de prendre part à la gestion mondiale et à la production de lInternet.
Le socio-culturel ne se réduit donc pas aux coutumes ancestrales du genre respect sacré de la belle mère, sororat, lévirat, etc. Il englobe ici les habitudes dêtre et de percevoir qui déterminent les choix, lusage, la gestion, la production et la pérennité des technologies.
Pour mieux le présenter, nous décrirons dabord brièvement le contexte macro-économique et " macro-culturel " du transfert actuel de lInternet en Afrique. Ensuite, nous énumérerons les principaux obstacles culturels à lappropriation africaine de lInternet, et terminerons par quelques pistes de solution.
I. Transfert de lInternet en Afrique : contexte macro-économique et macro-culturel
LInternet poursuit son développement en Occident dans un contexte macro-économique spécifié par la mutation technique (télématique) et la déréglementation du marché (libéralisation des détenteurs des réseaux). Il débarque aujourdhui en Afrique dans un climat caractérisé par la " fatigue de laide ", la diminution de laide publique au développement (APD) et lobligation de sinsérer progressivement dans le circuit économique mondial. Cet environnement oblige aussi bien lOccident que lAfrique à réorganiser leurs politiques nationales respectives, à sceller des alliances entre groupes dintérêt, à recycler leurs droits et à reconsidérer la gestion du temps des entreprises.
Sur le plan macro-culturel, la mutation technique et économique révolutionne, en Occident, les habitudes de penser et de vivre. Entre autres, elle modifie la conception et la perception des outils de communication. Elle relativise et intègre les frontières traditionnelles entre les supports techniques (ordinateur, téléviseur, téléphone). Elle réduit les spécificités classiques des médias (presse écrite, radio, télévision, etc.) en les rassemblant autour dun même service technique quest lInternet (traitement et échange de texte, dimage, de son et dodeur). Elle consacre la convergence des métiers (télécommunication, informatique, audiovisuel, etc.). Elle rend les NTIC transversales à lensemble des secteurs de léconomie traditionnelle et à des anciens outils de traitement de linformation et de télécommunication.
En Afrique, cette mutation trouve un contexte caractérisé dabord par linsuffisance des conditions classiques daccueil et de développement culturels des NTIC, et ensuite par lhésitation entre la souscription au modèle culturel occidental de lhomogénéisation des pratiques des NTIC et la recherche dune voie inédite de développement culturel par les TIC.
Les conditions daccueil et de développement culturels des NTIC concernent lalphabétisation de la masse, la tradition écrite qui évolue vers celle de la reconnaissance vocale en passant par lécran tactile, la recherche permanente de technologies adaptées aux habitudes sociales, la communication médiatisée par des produits industriels, et les modes de vie que lindustrialisation mettent en place comme labonnement, le paiement spontané des factures, la confiance aux institutions et aux sociétés commerciales, la sauvegarde spontanée des acquis technologiques, etc. LAfrique, pour la majorité de ces critères, reste parent pauvre et promeut des pratiques qui valorisent ce dont elle dispose, notamment la communication sans médiation technologique, loralité, la mobilité physique personnelle, etc.
Lenseignement à tirer de ce contexte est triple : (1) la complexité des rouages dans lesquels se trouve lInternet en Occident ; (2) la constitution du pôle technologique et commercial des NTIC en Occident ; et (3) laccès de lAfrique à lInternet dans des conditions restrictives, à la fois financières, technologiques et socio-culturelles. Dès lors, lInternet ne sexportera pas facilement, du moins dans sa nouveauté. Lon doit donc coupler les initiatives occidentales de connecter lAfrique avec la révolution culturelle africaine.
2. Obstacles socio-culturels africains
Nous voyons pour linstant douze obstacles majeurs, à savoir :
(1) La conviction et lobligation dimporter des technologies vétustes, seconde main et fin de série sous prétexte de la minimisation de leur coût à lachat et de la légendaire adaptation au niveau actuel de développement. En quoi, doit-on rétorquer, lachat des PC doccasion modèle 286 ou 386, ou lacquisition gratuite des programmes sous DOS, par exemple, contribuent-ils à laccès rentable aux informations contenues sur le Web, aux usages de-commerce, à la diminution des coûts dexploitation des données sur Internet, à lutilisation des systèmes dexploitation supportant des programmes de réception fiable, quantitative et rapide des données ?
(2) Lhabitude africaine dimporter des technologies sans les valeurs culturelles qui en font des réponses permanentes au défi du milieu. On importe, par exemple, des serveurs et leurs accessoires, mais on oublie que la pérennité de leur fonctionnement est soutenue par des valeurs économico-culturelles comme labonnement, le paiement spontané des factures de consommation, la recherche permanente de lamélioration des systèmes dinformation et des services de maintenance, la prévision de branchement pirate, lidée que toute connexion est payante à moins dutiliser ou de tricher celle dun autre abonné.
(3) La priorité africaine de secourir son frère ou son ami plutôt que sinformer. Ceci explique le choix entre lachat dun ordinateur et laide à sa famille restée au village.
(4) Le niveau dinstruction insuffisant pour trier sur les réseaux ce qui est utile (le monolinguisme, lanalphabétisme, etc.). La curiosité ne porte pas, en Afrique, sur les conditions délaboration des solutions et lanalyse des outils importés. Les ordinateurs sont ainsi idéalisés et lInternet mythifié.
(5) Lapplication insuffisante des NTIC à de vastes objectifs sociaux comme léducation, le planning familial, la lutte contre la grande pauvreté, etc. ;
(6) La mobilisation insuffisante pour des objectifs communs à long terme : les Africains sassocient difficilement pour dénoncer les injustices subies. Cela nexplique-t-il pas la faiblesse des internautes africains face aux organes de gouvernance mondiale dInternet ?
(7) Les habitudes de vivre étrangères aux sociétés de lécriture et de lécran : la tradition orale ; limportance des rapports directs allergiques à des médiations techniques ; la résistance contre une communication à distance avec des personnes que lon
ne connaît pas ou que lon ne voit pas, surtout quand des machines doivent sinterposer ; etc.
(8) La rétention de linformation dans le chef des dirigeants et élites africains. LInternet et lordinateur restent des instruments de la présidence de la république ou des ministres et non de la citoyenneté, des outils citadins et non ruraux, masculins et non féminins, etc.
(9) Certaines valeurs culturelles, spécialement les croyances populaires (religieuses et politiques), le fanatisme, le dogmatisme, etc., qui entretiennent la peur daccéder à travers lInternet à des sites diffusant des informations contraires à la morale, à la stabilité politique et aux bonnes murs ; qui redoutent que lInternet nachève le processus de rationalisation et dapostasie entamé par la science moderne ; etc.
(10) Diverses discriminations naturelles (homme-femme, vieux-jeunes, linguistique : anglais-français, etc.) qui font quil y a moins de femmes, des vieux, de francophones connectés. Une mère de famille et un vieux connectés constituent encore des scandales en Afrique.
(11) La sous-estimation de lintérêt personnel et commun : on met trop peu en avant son intérêt ou lintérêt public, on développe rapidement la tendance au travail bénévole et on sous-évalue sa rémunération. Dans ces conditions, on peut certes implanter à faible coût des réseaux mais rien ne garantit la pérennité de ceux-ci à cause justement de la faiblesse de revenu et de la désertion facile des travailleurs à la recherche dautres moyens de survie.
(12) La conception africaine du temps qui est loin dêtre celle du temps-argent que lInternet véhicule et quune connexion lente hypothèque.
3. Solutions globales
Sur le plan socio-éducatif, les gouvernements africains doivent accélérer et améliorer léducation, lalphabétisation classique et fonctionnelle, la formation permanente, les formations techno-scientifiques, pour à la fois créer le besoin de lInternet chez les Africains et assurer les conditions de son bon usage. Ils devront conjuguer leurs efforts avec ceux de différents programmes de coopération technique internationale, engagés dans lamélioration de lenseignement et de la recherche informatiques. Le projet des universités virtuelles africaines de la Banque Mondiale et de la Francophonie, et les sessions dinitiation aux usages restent des opportunités à saisir.
De même, il faudra encourager des conférences régionales, nationales et locales vulgarisant des thèmes sur les défis locaux comme point de départ et darrivée des innovations numériques. On montrera ainsi que les solutions logicielles comme le filtre, la clé parentale, lécran dalerte, le codage et le cryptage sont des solutions aux problèmes de murs posés en Occident sans avoir épuisé le sujet.
Enfin, il faudra vulgariser quatre idées :
- LInternet nest pas le fruit dune génération spontanée. Il est au contraire le résultat de plusieurs années dessais et erreurs et senracine dans leffort soutenu des Occidentaux à répondre aux défis de leur milieu de vie. A ce double titre, il charrie une habitude de raisonner qui se caractérise, entre autres, dune part par lexigence permanente de modéliser, de formaliser, de calculer ainsi que dautomatiser les connaissances et leurs bases respectives de manière à déduire de celles-ci des solutions aux problèmes posés, et dautre part par la capacité de sauvegarder les acquis techno-scientifiques grâce à la participation de chacun aux efforts de financement de la recherche via le mécanisme de paiement de limpôt et grâce à la contestation démocratique à loccasion des failles des systèmes mis en place. LAfrique peut sinsérer dans chacune de ces voies parce que le progrès inédit de lInternet se poursuit. Elle pourra ainsi jouer non plus seulement le rôle de station-relais, mais aussi de productrice de génie logiciel.
- Maîtriser lusage de lInternet en Afrique est une tâche noble qui sinscrit dans le contexte des réponses à la question pertinente posée par J.J. Dumont, à savoir : " LInternet sauvera-t-il lAfrique ? ". Il reste cependant à trouver des réponses à cette autre question, risible à première vue : " LAfrique sauvera-t-elle lInternet équitable ? ". Ce qui signifie que la fracture numérique et les dangers de lInternet en Afrique trouveront peut-être dautres solutions durables dans la participation africaine à la recherche informatique (technologie et gouvernance). Cest lune des conditions majeures pour faire éclater la logique de la dépendance et les iniquités sous-jacentes au rôle de consommateur quon réserve à lAfrique et que le système mondial actuel cautionne par une gouvernance par autorégulation de lInternet.
- Explicitation de la révolution culturelle que lInternet est censé apporter à lAfrique, à savoir : 1) la remise en question permanente grâce à la disponibilité et à lexploitation de la masse dinformation Web, 2) laccès à linformation pour toute les catégories de la société, 3) lélargissement de la vision du monde, 4) la nécessité denregistrement des personnes et des biens, etc.
- Dédramatisation et responsabilisation : il sagit des discours de relativisation des difficultés que rencontrent les organisations qui travaillent à la mise en place de la société africaine de linformation ; ils consisteront à montrer comment certains problèmes ont été résolus dans dautres continents.
Conclusion
Il ressort de cette réflexion que si lon veut réduire la fracture numérique de lAfrique, lon doit sengager, du point de vue socio-culturel, sur deux fronts : celui de la préparation des habitudes culturelles qui vont accompagner linsertion et la pérennité des NTIC en Afrique et celui des changements des mentalités au nord et au sud qui ralentissent la connectivité et lappropriation africaine de lInternet. Cest à ce double prix que le politique et léconomique trouveront des bases solides pour des projets rentables des NTIC. Il restera alors à déterminer limpact de telles mutations sur le développement global de lAfrique.
Par Raphaël NTAMBUE Tshimbulu
Président de lInstitut de recherche IRTAVI (Bruxelles)
tntambue@ulb.ac.be