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Aux sources du Net : le réseau de l'ARPA ; témoignage sur l’internet premier ( 1969-1970)
Auteur: Michel Elie
Publié: 09 Nov 2004
Version: 0.03
ID article: 33
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Ingénieur à la CII, en septembre1969, j’ai bénéficié d’une bourse de recherche pour travailler comme étudiant et assistant de recherche au sein de l'équipe du département d'informatique de l’Université de Californie à Los Angeles qui pilotait le projet du réseau de l'ARPA (Agence pour la Recherche et les Programmes Avancés, du Département de la Défense).
D'emblée, j'ai été séduit par la conception ouverte de l’organisation de cette université où toutes les disciplines littéraires, scientifiques, médicales, artistiques, sportives ou de gestion étaient présentes sur un même campus : un étudiant pouvait choisir d'étudier un cocktail de matières de son choix. Des linguistes enseignaient dans le département d'informatique et des informaticiens dans l'école de médecine : le croisement des disciplines et des compétences était une pratique courante. Quel contraste avec la situation d'alors en France : grandes écoles repliées sur leur pré-carré et facultés où les disciplines étaient encore compartimentées et le système des unités de valeurs tout juste à l'essai.
Le département d’informatique de l'UCLA formait une communauté de travail soudée. Le chef de département était renouvelé par roulement parmi les professeurs, tous les deux ans. Un professeur, quel que fut son champ de recherche, assurait en personne les cours d'initiation : ainsi des chercheurs mondialement connus dans leur domaine se plongeaient-ils dans la préparation de cours de programmation de base en langages Cobol ou Fortran. Chacun, enseignant, chercheur, étudiant, perforait lui-même les cartes supportant ses programmes et frappait lui-même ses rapports de recherche. Les étudiants devaient présenter leurs exercices dactylographiés (pratique qui n'est toujours pas généralisée en France…). En dehors des cours, des séminaires réunissaient étudiants en thèse et professeurs ; chacun y présentait l’avancement de ses travaux. Le département venait d'être équipé d'un ordinateur Sigma 7 de XDS sur lequel tournait un système d’exploitation en temps partagé maison baptisé "SEX", pour sacrifier à l'air du temps. L'UCLA disposait, indépendamment du département d'informatique, d'un grand centre de calcul ouvert aux étudiants, équipé en matériel IBM.
Le "Network Working Group" (NWG), était chargé au sein du département d’informatique de l’UCLA de l'exécution des contrats de recherche concernant le projet de réseau inter universitaire de l’ARPA. Cette équipe, dont je fis partie pendant un an, de septembre 1969 à septembre 1970, était essentiellement formée d'étudiants chercheurs « graduate students », assistants de recherche en cours de maîtrise ou de doctorats (PhD), certains depuis longtemps, car ils préféraient se consacrer au projet plutôt qu’à leur thèse.
Sous la responsabilité de Steve Crocker, l’équipe comprenait plusieurs futurs "gourous" de l'internet tels Vint Cerf ou Jon Postel dont je partageais le bureau pendant la première moitié de mon séjour. Elle était pilotée par deux professeurs du département, Gérald Estrin et Léonard Kleinrock dont j'ai apprécié l'accueil chaleureux, la grande compétence et les qualités humaines. Ils étaient les interlocuteurs officiels de l’ARPA représentée par Larry Roberts, pour les contrats relatifs au réseau. Nous avions des contacts fréquents avec Robert Braden du centre de calcul de l'UCLA, Robert Kahn le responsable du contrat BBN* et des chercheurs du SRI* à Stanford, l'un des premiers sites à être connecté.
Le NWG était chargé de spécifier le protocole Host-Host (entre ordinateurs clients du réseau) et l'interface Host-Imp (entre un ordinateur et le commutateur de paquets auquel il était connecté), et de les développer sur le Sigma 7, d'assurer le contrôle de conformité au cahier des charges et la première mise en œuvre des commutateurs de paquets et de se préparer à devenir le centre de mesure du réseau (Network Measurement Center),
La technologie de transmission retenue, la commutation de paquets, avait été proposée et étudiée théoriquement au début des années 1960 à la Rand Corporation , par une équipe dirigée par Paul Baran, pour ses qualités d'invulnérabilité, particulièrement intéressantes dans un contexte de défense. Différentes méthodes d'acheminement des paquets avaient été proposées et simulées, dont le célèbre "hot potatoe routing", la méthode de la "patate chaude" qui consiste pour le commutateur à se débarrasser d'un paquet par la première voie qui se libère : on montre qu'il finit en général par arriver à destination. L'ARPA, depuis quelques années finançait un nombre croissant d'équipes de recherche en informatique aux Etats Unis, cherchait à améliorer les échanges, à éviter les duplications d'études entre ces équipes et à mettre à leur disposition des ressources rares telles que la puissance de calcul du superordinateur de l'époque, l'ILLIAC 4, de l'université de l'Illinois, ou les programmes de calcul graphique sophistiqués conçus à l'Université de l'Utah…
En France, on insiste souvent sur l'origine militaire de l'Arpanet. A mon sens, cette affirmation doit être nuancée : projet intégralement financé par le département de la défense, le réseau de l'ARPA était pourtant autant, sinon plus, destiné à des civils qu'à des militaires. Le qualificatif de "militaire" souvent utilisé pour le réseau de l'ARPA doit être relativisé. C'est un avis partagé par P. Flichy auteur d'une étude convaincante consacrée à l'analyse de "l'imaginaire" de l'internet. Ce n'est qu'à partir de 1972 qu'on a désigné le réseau de l'ARPA sous le nom d'Arpanet qui après le regroupement avec d'autres réseaux d'inspiration voisine deviendra l'Internet.
A part sans doute l'équipe de BBN qui développait la technologie de commutation de paquets, les participants au projet n'étaient pas soumis à habilitation. Etranger, dans une équipe clé du projet, jamais je n'ai eu l'impression de participer à un projet « militaire » au sens usuel du terme. S'il en avait été ainsi, comment aurai-je pu être admis à participer à la conception du réseau sans signer aucun engagement de confidentialité ? Comment aurait-on accepté que des membres de l'équipe soient en délicatesse avec un service militaire à faire au Vietnam ? Les spécifications loin d'être classifiées étaient au contraire publiques. Comment un système de spécification aussi libéral et ouvert que celui des RFC (Request For Comments) aurait-il pu être toléré s'il s'était agi d'un véritable projet militaire?
Le système des RFC (Requests For Comments), mis en place en mai 1969 par Steve Crocker institutionnalisait un mode collectif de spécifications basé sur la compétence, la reconnaissance mutuelle et le consensus. Dans un article rétrospectif récent portant sur cette période, celui-ci explique les raisons et les circonstances de ce choix. Les RFC ont défié le temps : vous pouvez par exemple consulter le RFC numéro 3955 publié en octobre 2004 : il conserve la même présentation qu'il y a 35 ans !. Ce mode de "spécification ouverte", en impliquant fortement dans sa définition une large communauté de chercheurs universitaires, utilisateurs du réseau, s'est révélé par la suite l'un des facteurs de succès essentiels du projet. L'ensemble des RFC est aujourd'hui disponible sur l'internet et constitue aussi une extraordinaire "mémoire" du processus de construction collectif et d'évolution du réseau.
Vint Cerf s'intéressait particulièrement au centre de mesure et au fonctionnement du réseau à commutation de paquets, comme il l'indique au début d'un article paru en 1993 , alors que Steve Crocker se préoccupait plutôt d'avoir une vue d'ensemble sur le réseau, ses utilisations et son organisation. Plusieurs membres de l'équipe, notamment S. Crocker et J. Postel, avaient un « look » plutôt hippy, alors courant sur le campus ; Vint Cerf par contre se distinguait par son élégance, un peu "british". Jon Postel était ascétique et rigoureux. Il se vit confier l'administration du réseau et particulièrement l'allocation des adresses IP* puis celle des noms de domaine. Créateur et responsable de IANA* l'organisation en charge de ces questions, avant son remplacement par l'ICANN*, il a été l'un des piliers de la construction de l'internet jusqu'à son décès prématuré en 1998.
Le professeur L. Kleinrock s'attachait à modéliser le réseau, et à proposer des algorithmes concernant le routage dynamique des paquets et la protection contre la "congestion" qui ont longtemps été des sujets sensibles, en particulier dans le débat entre partisans des datagrammes et des circuits virtuels, particulièrement virulent en France.
Le rythme de travail était intense et les discussions passionnées. Le NWG formait un groupe soudé de participants déterminés, convaincus et néanmoins pragmatiques et modestes. Ses membres étaient désintéressés : Steve Crocker disait parfois qu'il gagnerait mieux sa vie à vendre des bonbons qu'à s'acharner à concevoir un réseau d'ordinateurs. Ils étaient conscients des enjeux, de l'immensité du champ d'études ouvert mais aussi de leurs moyens limités. Passionnés par les applications intellectuellement stimulantes du réseau, ils se préoccupaient peu d'applications commerciales ou de "modèle économique". Ils n'étaient pas encore sensibilisés à l'importance de domaines d'applications qui s'avéreraient par la suite aussi importants que, par exemple, la messagerie.
Leur obsession était de préserver l'ouverture du réseau et leur liberté de choisir les meilleures options techniques. La transparence totale du réseau était la
règle initiale : pouvoir transmettre non seulement une chaîne de caractères, mais aussi une chaîne quelconque d'éléments binaires. Liberté d'action par rapport aux constructeurs : le choix de la technique de commutation de paquets permettait d'être indépendant des grands opérateurs de télécommunication. Des spécifications de raccordement propres au réseau son autonomie et sa liberté d’évolution. A ce titre, leur implantation sur la machine IBM du centre de calcul de l'université a constitué un test de faisabilité important. Liberté, que l'ARPA et le DOD ont accepté de payer au prix fort en supportant le coût de développement de logiciels spécifiques dans toutes les machines qui se sont progressivement raccordées au réseau, mais liberté devenue un atout décisif quand les promoteurs du réseau ont pu, face à l'émergence des normes internationales concurrentes de l'OSI (interconnexion de systèmes ouverts), mettre gratuitement à disposition des constructeurs des logiciels conçus, testés et utilisés par une large communauté d'utilisateurs universitaires.
L’hiver 1969-70, fut aussi celui de la contestation dans les universités américaines : une sorte de mai 68 sur fond de guerre du Vietnam de plus en plus mal supportée par les étudiants et de révolte des minorités ethniques. C'est à l’UCLA qu'enseignait Angela Davies militante communiste sympathisante des "Black Panthers" . Pendant deux semaines le campus est resté fermé, bouclé par la police et surveillé par hélicoptères. La liberté d'expression y était néanmoins respectée : des étudiants exposaient publiquement leur soutien ou leur opposition à la guerre, sans être interrompus ou contestés. Cette liberté de parole deviendra l’un des chevaux de bataille des pionniers de l'internet : sur le réseau, tout doit pouvoir se dire, il est « interdit d’interdire »; à chacun de faire montre d’esprit critique, de filtrer et de recouper l'information : position idéaliste, toujours défendue par une partie des utilisateurs dans les débats actuels sur la régulation de l'Internet.
C'est dans ce contexte qu'est né le réseau de l'ARPA, porteur de caractères dont l'internet allait hériter.

Michel Elie

Extrait de "Temoignage sur l'internet premier et les reseaux (1969-1978)", Entreprise et Histoire, Juin 2002 N° 29


1 Lors de sa création, la CII hérite de licences négociées par la CAE avec la société SDS (Scientific Data Systems) devenue XDS (Xerox Data Systems) pour la fabrication et la commercialisation de deux ordinateurs les Sigma 2 et Sigma 7 respectivement renommés par la CAE 10020 et 10070. Le 10070 sera à la base du futur IRIS 80 de la CII.
2 L'architecture du réseau de l'ARPA relie les ordinateurs interconnectés, dits "hôtes" par l'intermédiaire d'un réseau à commutation de paquets constitué de commutateurs ou IMP (Interface Message Processors) réalisés sur des miniordinateurs Honeywell DDP 516 par la société BBN (Bolt Beranek and Newmann), située à Boston. La coordination des activités de ces composants est réglée par trois "protocoles" : IMP-IMP, HOST-IMP, HOST-HOST (ou de bout en bout). Ce dernier est en particulier chargé de remettre les "paquets" dans leur ordre d'émission, qui n'est pas respecté par le réseau de commutation de paquets, avant de les remettre à l'application destinatrice.
3 P. Baran et al., « On distributed Communications », Series 11 Reports, Rand Corp., Santa Monica, Calif., 1964 et pour un résumé de ses travaux publié dans Matrix News http://www.mids.org/pay/mn/1003/baran.html
4 P. Flichy, L'imaginaire d'Internet, La découverte, 2001, pp 52-60
5 S. Crocker ; Initiating the ARPANET ; matrix News http://www.mids.org/pay/mn/1003/crocker.html
http://www.rfc-editor.org/
6 Vint Cerf ; a brief history of the internet and related networks ; http://www.isoc.org/internet/history/cerf.html
Voir aussi : a brief history of the internet http://www.isoc.org/internet/history/brief.html


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