La Société urbaine de Communication, textes sélectionnés



Les identités nouvelles sont arrivées
DES IDENTITÉS MUTANTES DANS LE CYBERESPACE ?

Chapitre paru In La planète " nomade ". Les mobilités géographiques d’aujourd’hui, s/d Rémy Knafou, Ed. Belin 1998

Par Emmanuel EVENO

L’usage intensif, voire immodéré, des techniques contemporaines de communication à distance de même que la mondialisation, le " renfermement du monde, la technicisation et l’urbanisation sont quasi unanimement accusés dans les médias comme dans la plupart des discours politiques (surtout en France !), comme devant fondamentalement remettre en question " les identités ". La circulation des individus dans l’espace, le " commuting ", l’uniformisation, la standardisation-normalisation des modes de vie, de consommation, d’habitat... seraient les corollaires fâcheux de ces processus dans lesquelles les " identités " ne seraient plus guère que des simulacres, tant les déterminants économiques, organisationnelles, technologiques réduiraient à presque rien les marges d’élaboration-négociation de ces identités ?

En fait, cette question " des identités " en recoupe plusieurs de même qu’il existe plusieurs façons de les aborder. On se limitera ici à quelques aspects : selon que l’on se place du point de vue de l’individu ou des groupes sociaux, les identités sont soit individuelles, familiales, " tribales ", communautaires, professionnelles... ou selon que l’on se place du point de vue des échelles territoriales auxquelles elles sont considérées : le quartier, le local, la région, la nation..., les identités deviennent dès lors des constructions culturelles, idéologiques, politiques.

Le Cyberespace a pour curieuse propriété de sembler devoir tout englober. Ce qui semble être en jeu, c’est précisément la remise en question non pas des identités en tant que telles mais des échelles auxquelles elles s’élaborent et se négocient.

I - Les identités individuelles dans le cyberespace.

1 - Brouillage des frontières entre les différentes catégories d’espaces peuplés par les individus.

Pour Judith Donath 1, les différents identifiants utilisés par les utilisateurs d’Internet, des MUD 2 et des groupes de discussion sont une sorte de jeu social, un carnaval où les identités se réfugient dans l’anonymat, le déguisement, le travestissement, l’éphémère. La communauté locale, en l’occurrence, la communauté urbaine virtuelle qui habite la cité virtuelle se caractérise par l’absence corporelle. L’identité corporelle est niée ou transcendée. Comme l’affirme cet auteur : " The fundamental difference between inhabiting the real city and its virtual counterpart is the lack of a body " 3

Cause ou conséquence de ces phénomènes, le repli sur soi, l’individualisme, le " cocooning "... qui seraient les marques caractéristiques de l’utilisateur d’Internet. De nombreux auteurs insistent en effet sur la montée des individualismes, sur les dimensions privatives (domestiques) et individuelles de l’usage des machines à communiquer. Pour les tenants de la " théorie de la privatisation " (Silverstone, Putnam 4... ), l’usage des technologies de communication isoleraient de plus en plus l’individu. Pour Patrice Flichy, les transformations des modes de vie peuvent être vues à travers le développement des moyens de communication moderne 5. Jean-Guy Rens considère que le raccordement des domiciles aux réseaux de télécommunication a notoirement brouillé la différenciation entre espace public et espaces privés 6.

Si l’installation des téléphones dans les foyers a provoqué l’intrusion de l’espace public dans l’espace privé, ce phénomène de brouillage des repères identitaires entre la personnalité privée, la personnalité publique et notamment la personnalité professionnelle, semble se complexifier encore avec les pratiques de télé-travail ou travail à domicile. C’est ainsi que certains cadres travaillant une partie de leur temps depuis chez eux grâce à une connexion électronique avec leur entreprise, doublée le plus souvent par la téléphonie mobile (qui les met en situation de pouvoir être joints en tout temps) en viennent à transposer à leur domicile un espace de bureau, un espace-temps de travail qui est aussi un hors espace-temps familiale, en concurrence le plus souvent. Celui-ci tend à modifier les comportements au sein même de la cellule familiale, dans la gestion du ou plutôt des temporalités, dans le fait que certains, pour se mettre en situation de travail, doivent s’isoler, se vêtir du traditionnel costume-cravate... donc recréer une frontière floue, construite par une démarcation pratique tout autant que symbolique de l’espace à l’intérieur de leur domicile. La question qui se pose alors est celle de la rupture du pacte tacite entre les différents espaces de vie et entre les différents temps de socialité. Pour certains analystes et notamment pour nombre de syndicats, elle se résout par un isolement accru des individus, par une relative désocialisation professionnelle. En intriquant les espaces-temps, la fluidité spacio-temporelle des réseaux électronique correspond certes aux exigences contemporaines des organisations économiques : " flexibilité ", " réactivité "... etc, mais elle a urait toute une série de corollaires fâcheux.

Déjà, dans " Critique de la communication " 7, Lucien Sfez insistait sur le " tautisme ", néologisme forgé à partir de " totalitarisme " et d’" autisme ". L’usager intensif des machines à communiquer, celui que parfois, dans le langage ésotérique d’Internet on appelle " le nerd " 8, tout comme les enfants ou adolescents " accrocs " aux jeux vidéo, jeux de rôles... etc. auraient perdu le sens des réalités sociales en s’enfermant dans une dépendance vis à vis du cyberespace.

Ce qui est en question, en définitive, c’est la capacité des machines à communiquer à distance à faire émerger de nouvelles identités ; nouvelles identités construites via l’institution de nouvelles relations au temps et à l’espace.

2 - Vers l’homo communicans ?

Comme le signale Manuel Castells 9, les termes de " société informationnelle " et de " société d’information " ne sont pas substituables. La première expression rend compte d’un processus économique et organisationnelle : l’importance conquise par l’information dans l’activité économique ; tandis que la seconde postule un changement d’ordre sociétal.

On peut dès lors se poser la question de l’identité de l’individu qui prend place dans cette société naissante.

L’homme numérique de Nicolas Negroponte 10, l’homme spectrale de Marc Guillaume 11, l’homme " pressé " 12 de Paul Virilio, l’homme " sans qualité " et " transhumain " de Jean Chesneaux (" l’intense jubilation théorique de l’homme sans qualité qui navigue à vue dans le transhumain expansé ") 13, l’homme " transcendantal " de Philippe Breton 14 voire " l’homme cybernétique " redouté par le Sénateur Franck Sérusclat 15 seraient le mutant qui naît sous nos yeux dans le creuset du cyberespace. Dans ces descriptions/prémonitions tragiques, il s’agit bien de faire &eacut e;tat d’une désertification du social. Par notre adhésion béate et sans réserve aux technologies modernes d’information et de communication, oserions-nous, (une fois de trop?) le désert? Cette désertification est aussi une réification (calcification ?) et une déshumanisation du social, la perte de repère, de contextes, de sens.

William Mitchel, dans " The City of Bits " 16 intègre un dessin très significatif d’un courant de pensée sur les effets socio-identitaires dans le cyberespace, qui considère que les ségrégations sociales ne sauraient plus avoir cours sur internet, précisément en raison de leur perte de sens dans l’acte de communication . Il s’agit d’un petit chien, juché sur un tabouret, face à un écran d’ordinateur, et qui dit à son ami le chien, assis par terre, à côté de lui, mais dans une position plus classique à la gens canine : "Sur internet, personne ne sait que tu es un chien ".

Or, la désincarnation du social est aussi la fin du social . Après avoir redouté la fin des villes 17, la fin du politique 18, la fin du travail 19, on en serait désormais au dernier bastion de l’humanité, c’est-à-dire la fin du social. La question du carnaval, de la désincarnation, de la virtualisation des identités dans le cyberspespace renvoit à n’en pas douter à ce " discours des fins " que signalait Erik Neveu 20. Au-delà de la référence eschatologique, on y trouve aussi l’expression d’une contre-utopie manifeste. Au bout du compte, on peut se demander si descriptions tragiques de cette fin du social ne sont pas tout à la fois les signes d’inquiétudes religieuse (l’eschatologie !) , idéologique (stratégique ?), littéraire (le romantisme cyberpunk !) et intellectuelle (l’idéologie du soupçon !).

Ainsi, la thèse du renfermement du monde est-elle partagée aussi bien par Paul Valéry, Milan Kundera que par jean Chesneaux (qui cite d’ailleurs abondamment ces deux auteurs). Si on transpose cette thèse du " renfermement du monde " dans le contexte du cyberespace, y fait alors écho celle de " la révolution du contrôle " de James Beniger 21 de même que se profile l’ombre tutélaire et littéraire du " 1984 " de George Orwell. Révolution du contrôle ou " société sous contrôle " organisent, au travers d’une version électronique de la société panoptique, la fin de l’aventure sociale. Aucune surprise (pas plus désagréable qu‘agréable) dans ce social désincarné. C’est l’espace social transparent, sans matière.

II - Les nouveaux espaces identitaires : la mutation des cadres de vie ?

Si les identités s’élaborent et se négocient dans les différentes échelles des relations interpersonnelles, la géographie considère que l’échelle territoriale a également un rôle dans la structuration des identités collectives. La question des identités rejoint ici celle des particularismes géographiques, des spécificités... La question de la " personnalité de la France " a ainsi été un débat historique et géographique auquel ont pris part des grands noms de ces deux disciplines (Jules Michelet, Paul Vidal de La Blache, Fernand Braudel... )

Or, par les règles de jeu qu’il impose, le cyberespace viendrait transgresser l’espace des Etats-nations. Le cyberspespace, mondial par essence, porterait en germe la disparition des organisations socio-spatiales intermédiaires entre le local et le mondial. Considérant ce nouveau face-à-face entre mondial et local, certains auteurs en viennent d’ailleurs à parler de " glocal " 22. Le cyberespace s’imposerait donc aussi par la destruction de l’intermédiation

Dans la majeure partie de la littérature sur Internet et le " Cyberespace ", que ce soit dans des ouvrages récents d’experts sur la question : Nicolas Negroponte (L’homme numérique) ou Bill Gates (Les autoroutes de l’information), la référence à l’espace géographique et à la territorialité évoquent l’avènement d’une " société sans distance ", d’un " espace transparent ", peuplé d’individus sans attaches territoriales. Ce qui conduirait donc à l’apparition de nouvelles formes de relations sociales et donc remettraient profondément en questions les identités traditionnelles, élaborées dans des contextes sociaux, spatiaux et temporels, tout en faisant émerger, peut-être une " cyber-identité ".

Dans son ouvrage sur la " Ville numérique ", l’étatsunien William Mitchell envisage la transformation de la Cité actuelle vers la Cité numérique en évoquant toute une série de mutations :

spatial -> antispatial
corporeal -> incorporeal
focused -> fragmented
synchronous -> asynchronous
voyeurism -> engagement
contiguous -> connected

Le citoyen suit une trajectoire similaire, qui le fait passer de différents statuts vers d’autres

Vitruvian man -> Lawnmover Man
Nervous system -> Bodynet
Eyes -> Television
Ears -> Telephony
Muscles -> Actuators
Hands -> Telemanipulators
Brains -> Artificial Intelligence

On semble être ici en pleine science-fiction, entre le manga japonais et Blade Runner. Cependant, au-delà de la dimension prospective audacieuse de l’auteur, ce qu’il perçoit c’est la dilution du rapport au territoire des individus dont les sens seront en quelques sortes métamorphosés par l’adjonction de prothèses techniques. Si l’ensemble de la vie sociale passe par ces instruments, alors, sans doute, ce sera la fin des modèles traditionnelles d’élaboration et de négociation des identités individuelles et collectives, des identités socio-spatiales mais aussi des principes de citoyennetés locale ou nationale et l’invention d’un ou de nouveaux modèles.

Conclusion

Serions-nous victimes de ce " bluff technologique " que dénonçait déjà Jacques Ellul en 1987 23 d’une idéologie dominante 24, d’un modèle économique hyper-normatif (le néolibéralisme dopé par la disparition du concurrent communiste), d’une " pensée unique " ?

Nombre des critiques exposés pour rendre compte de la transformation des identités individuelles et sociales par leur exposition aux méfaits de la communication moderne prennent acte de toute une série de phénomènes d’autant plus saillants qu’ils restent rares et, en partie, exceptionnels. Le danger reste celui d’une vision par trop déterministe, qui conférerait aux techniques modernes le pouvoir de subjuguer la liberté de choix des individus et des groupes sociaux. C’est bien la perspective du grand renfermement, du tautisme, de la cybernétisation de la société. Est-ce un scénario vraisemblable ?

Il semble que toute réponse en la matière doive en revenir à une analyse des processus socio-spatiaux en jeu dans l’usage des machines à communiquer. Autrement dit, la prudence et la rigueur scientifique réclament une analyse des pratiques d’usage de ces techniques dans leur contexte, leur temporalité, leurs sens multiples, tant aux niveaux individuels que collectifs.

L’ensemble des scénarios et cas de figure exposés pour faire arguments dans cette hypothèse qui voudrait que les identités entrent en mutation au seuil de la " société d’information " pêchent en fait par leur conception particulièrement réductrice de l’espace. Ces scénarios évacuent un peu vite la question de la territorialité. L’identité individuelle comme collective ne sont pas construits que sur des rapports de proximité physique ou de contiguïté, ils le sont aussi sur des rapports d’affinité et de connexité, sont susceptibles d’évoluer, de changer...

Rien dans les expériences de communauté électronique contemporaines ne vient corroborer ces scénarios prospectifs d’une mutation rapide et substituant le régime de la relation à distance à celui de la proximité physique. Pas même aux Etats-Unis où des petites villes comme Palo Alto, dans la Baie de San Francisco a inauguré une " Communauté électronique ", la P-A Comnet, invitant tous les utilisateurs d’Internet a rentrer dans le débat citoyen local. Dans les faits, le P-A Comnet est surtout peuplé de gens... qui résident à Palo-Alto ou qui connaissent des gens de la ville ou encore ont des relations professionnels avec des gens de la ville.

Dans l’ensemble des expériences connues, la relation entre la communauté électronique et la communauté physique est patente, ce qui nous amène à considérer que la communauté électronique pourrait n’être qu’un nouveau média par lequel transiterait de nouvelles formes de participation, d’interpellation, dans lequel se joueraient, s’élaboreraient, se négocieraient de nouvelles relations sociales, de nouveaux rôles sociaux, de nouvelles identités. Loin de se substituer aux anciennes, elles viendraient se surajouter, au risque parfois de la contradiction, de la concurrence, de la complexification.

De ce point de vue, le contexte local apparaît comme fondamental., il fournit un socle légitime à des expériences inédites en matière d’usage des technologies innovantes. A la différence des futurologues et des technologues, nous ne parierons pas sur la disparition de l’espace et des territoires, ni sur la dilution de ces espaces et de ces territoires dans le cyberespace, pas plus que dans le " village planétaire ". Jacques Lévy avait montré que la notion de société-monde était une ineptie, parce que les instruments nécessaires à la régulation des relations entre les individus et les groupes sociaux n’existaient pas à cette échelle. La notion de société comme celle de citoyenneté se nourrissent du rapport au territoire. La mondialisation de l’économie n’est pas la mondialisation des sociétés. C’est aussi en cela qu’il convient toujours de distinguer le consommateur ou l’homo Economicus du citoyen ou de l’homo Communicans.



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